Edmond Boissier, un voyageur intrépide

, par AD

Edmond Boissier était attiré tout autant par la douceur du climat méditerranéen et les paysages, qu’il qualifiait de pittoresques, que par les modes de vie des habitants de ces régions. Mais aussi et surtout, c’était sa passion pour les plantes qui le poussait à l’exploration :

« A l’heure qu’il est, l’Espagne est encore, de tous les pays de l’Europe, le moins connu quant à sa végétation. J’avais [donc] un intérêt tout spécial à faire ce voyage, celui d’une exploration scientifique qui me promettait des résultats nouveaux et curieux » ,

notait-il à la veille d’entamer sa première grande exploration de 6 mois [1]. Le royaume de Grenade l’attirait plus particulièrement, car très peu visité jusqu’alors, « un pays presqu’entièrement neuf. Les hautes chaînes de montagnes qui le traversent devaient offrir des zones très variées de végétation » prophétisait Boissier qui prépara son voyage pendant 3 ans, apprenant la langue, étudiant les guides et l’herbier dont un botaniste anglais, Webb, lui avait fait don.

Au début du 19e siècle, un tel voyage n’était pas une formalité comme de nos jours : point de vols bon marché directs pour Malaga... Quittant Genève sous la neige dans les derniers jours de 1837 avec son serviteur, Edmond Boissier embarqua le 1er avril au soir à Marseille sur un bateau à vapeur qui devait le mener à Valence. Et après ? C’était l’aventure :

« A Valence, j’espérais trouver les moyens de continuer mon voyage »,

écrivait Edmond Boissier.

Le Phocéen. C’est à bord du Phocéen - le premier paquebot à vapeur construit à La Ciotat en 1836 - que Boissier embarqua à Marseille pour Valence.
Crédit: Collection du Musée Ciotaden.

Cinq jours de navigation et une petite dizaine d’escales plus tard, le bateau déposa Edmond Boissier à Valence, menacée par les bandes rebelles carlistes, réactionnaires et antilibérales, qui occupaient les campagnes. Notre voyageur y passa une dizaine de jours avant de trouver « une felouque qui partait pour Cadix avec un chargement de terre de pipe » dans laquelle il partagea avec deux autres passagers « une fort petite cabine à l’arrière où nous nous arrangeâmes comme nous pûmes avec quelques couvertures et force voiles pliées, espérant que nous n’en aurions que pour cinq à six jours jusqu’à Malaga. » C’était sans compter les vents violents et contraires qui se sont alors levés, soulevant des lames qui submergeaient la felouque par l’avant, la menaçant de naufrage. La bateau s’étant abrité dans une crique, Boissier en profita pour aller arpenter les terres alentour et la première plante qu’il cueillit fut une « jolie cistinée » que personne encore n’avait décrite ! Les jours suivants virent s’alterner vents favorables et contraires obligeant l’équipage à s’abriter dans quelque port. Mais le pire arriva au large d’Almeria : le bateau fut pris dans des calmes et n’avança plus que par la force légère du courant.

« Les matelots, habitués à cette vie, restaient couchés toute la journée sur le pont avec l’indifférence espagnole, tirant des accords monotones de leur guitare. » Quant aux passagers, ils maudissaient « la mer, leur bâtiment petit et incommode, la mauvaise nourriture à laquelle ils étaient réduits depuis que les provisions de Valence se trouvaient épuisées, et qui ne consistait qu’en une quantité insuffisante de riz mal apprêté. »

Ayant tiré la felouque à la rame sur une barque, les matelots permirent à tout le monde de faire escale à Motril où Boissier s’empressa d’aller herboriser dans les environs. Une nouvelle tentative de navigation vers l’ouest s’avéra infructueuse, si bien qu’Edmond Boissier décida de débarquer à Almunecar et de faire le reste de la route par la terre, en compagnie d’un des deux autres passagers.« C’était le quinzième jour de notre traversée [depuis Valence] et nous quittâmes le bord en faisant le serment solennel de ne plus remettre les pieds sur une felouque valencienne, et surtout de nous abstenir à jamais de riz bouilli. » Mais la première auberge dans laquelle ils séjournèrent leur fit affronter un nouveau fléau : les punaises !

Il leur restait deux jours de marche jusqu’à Malaga qu’ils entamèrent après avoir pu se procurer des mulets pour transporter leurs bagages, Boissier ne cessant de ramasser des plantes dans les taillis qui bordaient la route. Leur petite troupe s’était grossie de trois ou quatre paysans occupés à aller chercher des cargaisons de tabac de contrebande en provenance de Gibraltar. Heureusement, car

« au pied d’une des montagnes que nous avions à passer, nous rencontrâmes deux hommes qui nous avertirent de nous tenir sur nos gardes et nous dire que l’on venait de les voler vers le haut du passage. Le cas était embarrassant ; nous n’avions entre nous qu’un seul fusil de chasse et point de munitions ; il fallut user d’un stratagème : un des paysans prit les devants avec le fusil, tandis qu’improvisant deux autres armes avec mon baromètre et sa fourre, où j’introduisis une canne, nous nous donnâmes l’apparence de gens armés jusqu’aux dents. Je ne sais si cette attitude respectable en imposa aux voleurs ou si l’on nous avait fait un conte, mais nous passâmes triomphalement sans rencontrer personne. »

Après une étape à Velez, Boissier arriva enfin à Malaga où il descendit à la Fonda de la Esperanza :

« un des meilleurs hôtels d’Espagne, où je retrouvai, non sans plaisir, toutes ces petites confortabilités de la vie civilisée dont on ne sent tout le mérite qu’après en avoir été longtemps privé. »

Edmond Boissier était à pied d’oeuvre pour aller explorer la flore des Sierras andalouses, même si un douanier méticuleux, « charmé de vexer un étranger » , l’empêcha d’importer sa provision de papier à dessécher les plantes qu’il avait amenée de Genève...

L’attrait des régions méditerranéennes poussa Boissier à effectuer d’autres voyages qu’il organisait de manière précise et méticuleuse, quasi militaire, ce qui n’empêcha pas de nombreux imprévus de surgir sur sa route. En 1842, il embarqua avec sa jeune épouse vers la Grèce et Constantinople. En 1845-46, le couple parcourut l’Egypte, le Sinaï, l’Arabie, la Palestine et la Syrie. En 1849, rebelotte avec sa femme et son collaborateur Reuter en direction de l’Algérie, de Tanger et de Grenade. Malheureusement, c’est en retrouvant l’Espagne que Boissier connut le coup le plus terrible de sa vie : la mort de Lucile, son épouse, victime d’un typhus foudroyant à l’âge de 27 ans. « Sa vie sera alors recouverte d’un crêpe » , dira Alphonse de Candolle [2]. Edmond Boissier s’occupa de ses deux enfants, se lança dans l’horticulture et surtout rédigea nombre d’ouvrages de botanique, dont la Flore d’Orient en 5 volumes.

Mais il continua aussi de voyager jusqu’en 1879, la dernière fois à l’âge de 69 ans.

« En le voyant dans son cabinet de travail, on aurait pu le prendre pour un sédentaire. Mais c’était de beaucoup le voyageur le plus accompli de la Suisse : à côté de lui, nos clubistes les plus hardis peuvent être fort modestes. Il déployait dans ces courses une verve, une force, un entrain prodigieux, à fatiguer ses compagnons les plus aguerris. Et que dire de son coup d’oeil pour les plantes qu’il chassait avec la fougue d’un chasseur acharné »,

constatait H. Christ dans l’hommage qu’il a rendu à Edmond Boissier peu après sa mort [3].

Notes

[1Toutes les citations sont extraites du récit qu’Edmond Boissier fit de son premier voyage en Andalousie : « Voyage botanique dans le Midi de l’Espagne pendant l’année 1837 », tome 1 « Narration et géographie botanique“, paru à Paris chez Gide et Cie, Libraires-Editeurs (1839-1845), pages 3 à 33

[2D’après GRENON, Michel. 2011. Edmond Boissier : scientifique, voyageur, mécène et collectionneur. Genève : Archives des Sciences, n° 64, p. 1

[3CHRIST H. 1887. Hommage rendu à la mémoire de PE Boissier, Bull. Soc. Vaud. Sc. Nat. Série 3, XXII : 170-178